Claude ALRANQ : Faut-il poser la question occitane autrement ?

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  • Publication publiée :27 septembre 2012
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Modestement, il faut d’abord se dire : combien sommes-nous à nous poser ce genre de question ? Ensuite, reconnaître que nous n’avons pas de solution. La solution serait de la chercher ensemble. Je constate simplement que le débat est boudé alors que nos expériences invitent à critiques, à réflexions et à détermination. J’ajouterai enfin : je ne crois pas qu’il n’y ait qu’une seule réponse à la question posée. Il est important que demeurent des engagements pluriels qui surprennent les publics, les chercheurs, les institutions, et les stimulent à rencontrer de vieux et de nouveaux repères. La diversité de nos engagements est notre force mais l’insuffisance d’échanges sur le fond est notre faiblesse. Pire ! Cette insuffisance de critiques constructives et de solidarités actives… menace la transmission et laisse à penser que « l’engagement occitaniste » se limite à la défense de la langue alors que le champ d’activités réelles et potentielles va bien au delà et en deçà. Le phénomène occitan a 1000 ans d’âge. Il n’est pas éternel. S ‘il venait à se dissoudre comme se sont dissoutes de nombreuses civilisations, il aurait le devoir de transmettre le sens de son apparition-disparition, sa contribution à une meilleure vie pour les êtres et les choses de ce monde. S’il venait à renaître, ce serait à ce genre de contribution qu’il le devrait aussi.


Langues et langage

1 – Bien sûr, la langue est l’épicentre de ce phénomène. Aujourd’hui encore, c’est pour « un service public de la langue » que nous manifestons. Cependant il serait utile de creuser ce concept de langue. Depuis une douzaine d’années, Claude Sicre nous invite à le faire en mettant à contribution le linguiste Henri Meschonnic qui appelait à « penser la langue ».  »« Il vaudrait mieux parler de langues-cultures que de langues, pour mieux concevoir et préserver les valeurs qui se sont inventées en elles et dont elles sont porteuses – valeurs anthropologiques, artistiques, éthiques et politiques . » » (art. 11)  »« Ces valeurs ne dépendent pas des langues comme langues. Mais l’histoire culturelle qui les y associe inévitablement ne permet pas à elle-seule de reconnaître que ce sont les œuvres et les luttes, parfois d’un très petit nombre d’individus contre leur propre collectivité, qui font qu’on attribue à la langue ce qui s’est fait en elle et parfois aussi, poétiquement, contre elle. Dans le rejet des contemporains. » » (art. 20)  »« …la défense des langues n’est pas dans la pensée de la langue, mais dans le lien qui en fait encore l’utopie de la pensée du langage, le lien entre langage, art, éthique et politique comme théorie d’ensemble… » » (art. 30) * 

2 – A l’heure où l’impératif de sauver la langue est devenu exclusif, l’éclairage de Meschonnic a le mérite de rappeler les méandres par lesquels se joue sa survie. Il nous interroge sur notre présence dans ces méandres et le lien que nous établissons entre eux et la langue en question. Quelques exemples : Que vaudrait la langue que nous transmettons sans se poser la question sur la façon dont nous la transmettons pédagogiquement, dont nous la retraitons poétiquement, dont nous la rattachons au patrimoine culturel immatériel qui l’a enfantée, et également sur les raisons psychologiques qui font que nous la retrouvons (ou que nous l’accueillons) en nous, que nous l’ouvrons ou la fermons aux autres langues, que nous l’engageons ou pas dans le chantier du local et de l’universel ? 3 – Faut-il aller jusqu’aux conclusions que Claude Sicre en tire :  »« Les langues/cultures indigènes de France ont participé de façon déterminante à la construction de la langue/culture française, de la pensée française, de l’identité française… » « …leur mission essentielle…est justement de guérir la France de sa maladie centraliste/unitariste, en tournant contre cette maladie les valeurs républicaines que la France leur a apprises et en les re-inventant : décentralisation et pluralisme culturel, pour plus de démocratie et plus de république. » « …organiser une éducation pour tous les Français à toutes les langues/cultures indigènes de France… » » ** 

« Pluralité culturelle et unité politique »

1 –  »« Il y a une autre voie : la meilleure. Pour la connaître, il suffit d’écouter le peuple français : il veut l’unité politique et la pluralité culturelle. » » ** La formule de Claude Sicre est schématique mais elle résume ce que nous sommes obligés de constater : « la République française une et indivisible » est une réalité complexe, enracinée dans l’Histoire de la Nation. Nous la rencontrons partout, dans la grandeur française (les droits de l’Homme) comme dans le « mal français » (les obstacles constitutionnels, l’ostracisme des institutions…) mais aussi dans l’opinion naïve de ceux qui ne verront jamais dans nos œuvres que des patoiseries au mieux nostalgiques, au pire handicapantes pour l’accès des jeunes à la langue de l’Emploi. 

2 – Ce blocage est considérable. C. Sicre a raison de revenir sur la nécessité de convaincre la raison républicaine plutôt que de transgresser un tabou beaucoup plus pathologique que jacobin. Cependant la brillante leçon d’Henri Meschonnic et de Claude Sicre doit-elle nous reconduire dans le giron de l’Etat-nation ou nous aider à tenir compte de sa réalité historique sans nous dessaisir d’une autre réalité : l’incapacité des Etats-nations à assumer leurs responsabilités nationales à l’heure où les banques et les multi-nationales détiennent le destin de l’humanité et de la planète ? (J’ajouterai : Ici, le mal est double car il cumule l’incapacité contemporaine des Etats-nations en général à l’incapacité historique de l’Etat-nation français à prendre en mains le dossier des langues et cultures de France… et d’ailleurs.) 

3 – La question vaut le détour, d’autant que nous assistons à une surenchère de « politique », de « citoyenneté », de « patriotisme »… sans que les surenchérisseurs se donnent la peine d’aller chercher à l’origine antique de ces mots des réalités autrement plus cyniques que les coups de trompette qu’à présent ils suscitent. Aujourd’hui, les sciences humaines sont en mesure de démontrer que la voie des « Cités-nations » ou des « Etats-nations » n’étaient pas un « choix » inéluctable et que 5 millénaires de bilan n’encouragent pas à leur prépotence. Depuis la fin du néolithique, n’ont-ils pas instauré le régime des frontières, des classes sociales, des privilèges ethniques, religieux ou sexuels et des cycles infernaux progrés-crise-violences ? 

4 – En leur nom, la raison d’Etat et la raison économique ont toujours éclipsé les droits sociaux et les droits culturels, jusqu’au point de faire oublier aux mouvements sociaux et culturels actuels leurs premiers « théoriciens ». Ces théoriciens n’appelaient-ils pas au « nécessaire dépérissement du pouvoir politique » pour que puissent progresser la démocratie du travail, la paix des peuples, la parité des sexes, l’égalité des langues et des cultures.. ? Cette ankylose de la pensée sociale corporalise le syndicalisme à un point tel que les syndicats d’artistes français sont quasiment dans l’impossibilité intellectuelle d’intégrer la pluralité culturelle nationale dans leur ordinateur socio-professionnel. Cette ankylose de la pensée « politique » électoralise à tel point les partis qu’ils sont dans l’impossibilité intellectuelle d’inventer d’autres solutions que la voie « privée » (capitaliste) ou la voie « publique » (état-nationale). Cette ankylose de la pensée « ethno-culturelle » mimétise à tel point les défenseurs des langues qu’ils sont dans l’impossibilité pratique de sortir des critères commerciaux ou institutionnels ou égo-centrés : compétition, clientélisme, chauvinisme et massification.

Dépérissement du politique et réaffirmation du civilisationnel

1 – Ma grande réserve sur « le politique » conteste le monopole qu’il a conquis durant 5000 ans d’Histoire, les dépendances sclérosantes qu’il a engendrées dans tous les domaines (y compris la gouvernance du « moi » psychologique et du « nous » culturel), puis son Impuissance de fait. Depuis ses origines, le politique a fait de l’argent « le nerf de la guerre » mais à présent ni l’argent, ni la guerre, ni la politique de l’argent et de la guerre n’ont le droit de demeurer les maîtres de l’Espace, du Temps et des Personnes. Il y a entre l’égo, la langue et le pouvoir quelque chose que les meilleurs de nos révolutionnaires n’ont pas imaginée et qui pèse dangereusement sur l’avenir des sociétés. 

2 – A l’omni-potence du financier et au déclin du politique, il faut certainement opposer la prévalence du civilisationnel. A ce niveau, comment ne pas entendre l’appel que C. Sicre adresse « aux aventuriers d’aujourd’hui » : « Seule une Déclaration Universelle des Devoirs envers les Langues et les Cultures qui organiserait un débat planétaire où toutes les communautés linguistico-culturelles du monde seraient convoquées, afin que toutes les questions soient passées au crible de chaque culture (chaque religion, chaque tradition…)… » 

3 – L’ « Occitanie » (espace de civilisation sans Etat) a été prise dans les remous du cycle infernal : progrés-crise-violences… Les quelques fois qu’elle a pu sortir la tête de l’eau (hormis l’apogée médiévale d’avant le Croisade), ce le fut sous l’impulsion de mouvements civilisationnels internationaux, tel le mouvement renaissantiste des XVI et XVIIèmes siècles (en consonance avec les événements nés de l’Humanisme, de la Réforme et de la Contre-réforme), tel le renouveau félibréen (en parallèle à l’éveil des nationalités européennes et de la première Révolution industrielle), tel l’occitanisme (en écho à la décolonisation du Tiers Monde et aux mouvements libertaires occidentaux). En dehors de ces périodes de transgression, « l’Occitanie » est vouée à la Maintenance… et au bon vouloir des notables provinciaux, monarchistes ou républicains. Hors de ces périodes transgressives, « elle » se replie sur elle-même, les uns sur la langue, les autres dans l’allégeance provinciale, les uns et les autres oubliant même le débat ouvert par les aînés les plus proches… En ce qui nous concerne : l’héritage des Lafont et Castan. Plus d’autonomie institutionnelle pour libérer le verbe occitan ? Ou plus de langage occitan pour libérer l’Occitanie profonde ? Ou plus de langue occitane pour la rendre à un peuple qui en a presque fait le deuil ?… 

4 – On ne peut revendiquer la pluralité sans l’appliquer d’abord à nous-mêmes. Nul doute que toutes les positions soient défendables et que la diversité des positions soient, comme le disait Charles Galtier, notre force principale. Cinq conditions à cela : – Assez de tolérance pour pouvoir se côtoyer – Assez de convivialité pour tendre l’oreille et la main à l’autre – Assez de conscience pour se donner les moyens de recevoir les héritages, en discuter, les enrichir et les transmettre – Assez d’enthousiasme (au sens étymologique) pour que la langue pense, la pensée parle et la parole agisse – Assez de science pour essayer de comprendre pourquoi nous sommes passés de « Qual ten la lenga, ten la clau, de sas cadenas se desliura » à « Fe sens òbras, mòrta es » puis au constat que ni la langue, ni les œuvres ont suffi pour nous sortir du « Malpàs ». 

5 – Néanmoins la « bataille » continue. Lui manquerait-il un essentiel qui dialectise le local et l’universel, la mémoire et l’imagination, le féminin et le masculin, le pain et l’espérance… ? L ‘essentiel est la « gouvernance » qu’il faut inventer pour sauver la planète et l’humanité des dangers qui de plus en plus les menacent. Personne n’échappera à cette urgence. Deux voies sont en train de se dessiner : – la voie de ceux qui considèrent que l’ Homme doit survivre à ses propres nuisances en se dotant des prothèses qui l’adapteront au pire (la voie de « l `homo-GM ») – la voie de ceux qui considèrent que l’ humanité doit vivre en se remettant en cause au regard des lois qui concourent à la vie (l’homo-3 fois sapiens). . La première voie n’aura besoin que d’une seule langue-et-civilisation pour bel et bien apprendre les nouveaux modes de consommation, de sécurité et de technicité. . La seconde voie aura besoin de l’expérience de toutes les langues et de toutes les civilisations pour faire entrer le paramètre culturel dans l’équation qui raisonnera Nature, Société et Progrès. 

6 – Cette dernière perspective est la nouvelle chance que l’international offre aux langues et cultures du monde. En ce qui concerne les sciences, ce sera une révolution épistémologique. En ce qui concerne les civilisations, ce sera une évolution « poétique » capable d’orchestrer mentalités, imaginaires et traditions. En ce qui nous concerne : trouver un paradigme occitan à la mesure des enjeux ci-dessus et ci-dessous posées.

« Maintenant, faut-il poser la question occitane autrement ? »

Le pire serait d’ignorer la question. Le mieux serait d’y répondre ensemble par l’expérience et la diversité de nos pratiques, lesquelles font langage. Est-il le plus profitable à notre langue compte tenu de nos moyens ? Difficile réalité qui nous renvoie à nos « boutiques » ! Heureuse réalité si elle nous invite à sortir de nos « boutiques » pour repenser la langue, en elle-même, en deçà et au-delà. En deçà : les patrimoines culturels immatériels *** qui ont présidé à sa naissance et ceux qui sont entrés en symbiose d’Histoire avec elle. Au delà : la créativité sociale, culturelle, artistique, spirituelle et scientifique qui anime ce phénomène en ses murs et à travers. En particulier : les rapports de l’occitan et du français dans le cadre de la Nation, à l’heure où les Etats-nation sont en crise, en cours et à la veille d’événements mondiaux qui vont bousculer les données. Une langue ne se révèle pas qu’au quotidien de ses échanges. Penchée sur son passé, elle apprend qu’elle n’a pas toujours existé. Réduite à son seul symbole, elle énonce des valeurs, des rêves et des torpeurs. Investie dans la pensée, elle se sème dans l’avenir… Moissonnera-t-elle pour son propre dictionnaire ? Une langue qui est dans le génie du langage ne craint pas la mort. Elle sait qu’elle renaîtra par celles et ceux qui n’ont peut être pas appris à la parler mais savent en lire les signes, les enjeux, les plaisirs et les corvées. 

Claude Alranq

 (*) « Proposition pour une Déclaration sur les Devoirs envers les Langues et le Langage » d’Henri Meschonnic
(**) « Proposition de généralisation à tous les Français d’une éducation à toutes les langues indigènes de France» de Claude Sicre
(***) Cf la déclaration de l’Unesco (2003)


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